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Grand entretien avec Jerrold Levinson, philosophe.

Entretien Par Bastien Gallet, le 21/12/2015

Levinson-NB
Professeur de philosophie à l’université du Maryland aux États-Unis, Jerrold Levinson est l’auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles sur l’esthétique, la métaphysique, l’éthique et la philosophie de l’esprit. Connu en France pour ses textes sur la nature de l’art et des propriétés esthétiques, deux importantes traductions ont récemment dévoilé l’étendue et la variété de ses travaux sur la musique : Essais de philosophie de la musique. Définition, ontologie, interprétation (éditions Vrin) et La musique sur le vif. La nature de l’expérience musicale (Presses Universitaires de Rennes). Les questions abordées vont de la définition de la musique à l’ontologie des œuvres en passant par les problèmes plus spécifiques que posent l’interprétation et l’écoute musicale. C’est autour de cette dernière que tourne l’entretien qu’il a bien voulu nous accorder.
Dans La musique sur le vif, un livre que vous avez publié en 1998, vous défendez l’idée selon laquelle la compréhension d’une œuvre musicale passe par une écoute au présent, attentive à ses moments successifs plus qu’à sa structure ou à sa forme globale. Comprendre la musique, expliquez-vous, c’est la découvrir au fur et à mesure qu’elle se donne à entendre, avancer et se perdre avec elle jusqu’à ce que, une écoute après l’autre, son cheminement s’éclaircisse. Cette thèse que vous appelez « concaténationniste », par opposition à l’approche « structurelle » (ou « architectoniciste ») qu’ont pu théoriser par exemple Carl Dalhaus et Theodor Adorno, vous a été inspiré par les travaux d’Edmund Gurney, théoricien anglais de la fin du XIXe siècle. Cette écoute bout-à-bout (« moment-by-moment » écrivez-vous) est précisément celle que requiert une grande part de la musique dite contemporaine depuis les œuvres atonales d’Arnold Schönberg. Non directionnelle, athématique, sans tonalité ni forme identifiable, cette musique oblige l’auditeur à s’immerger dans le flux musical, à construire son écoute pas à pas, presque note à note. Vous faites cependant peu référence aux œuvres contemporaines, privilégiant les périodes classique et romantique. Cette musique vous intéresse-t-elle ? Et pensez-vous que la théorie « concaténationniste » serait susceptible de rendre compte de la relation que nous entretenons avec ces œuvres ?
Pour répondre sans attendre à vos deux questions : oui et encore oui. Il ne faut pas attribuer trop d’importance au fait que je me suis penché dans ce livre presque exclusivement sur le répertoire de la musique savante, du baroque jusqu’au début du XXe siècle. Il est vrai que cette musique représente le cœur de ce qui est joué dans nos salles de concert même de nos jours, mais il y a, en dehors de ça, deux choses qui ont déterminé le champ musical de mon étude. D’abord, c’est la musique que je connais le mieux, devenu mélomane et collectionneur de disques acharné depuis l’âge de douze ans. Ensuite, pour des raisons stratégiques et (pour ainsi dire) politiques, je tenais à m’attaquer au schibboleth de l’appréciation musicale : parce qu’elle repose sur ce répertoire, la forme globale ou architecturale d’une œuvre est pour elle d’une importance suprême. C’est donc à cette forme globale-architecturale que l’auditeur qui cherche une expérience compréhensive et satisfaisante de la musique doit porter son attention. Tout le livre vise à démontrer que ce n’est pas le cas, même quand il s’agit d’une espèce de musique, comme dans ce répertoire, dont les œuvres possèdent manifestement une forme globale ou architecturale très prononcée. Après-coup cependant, je me suis rendu compte que les musiques d’autres genres – comme la musique atonale, le jazz, la musique indienne classique, la musique improvisée en général, etc. – se prêtaient plus clairement encore à l’écoute concaténationniste que la musique de répertoire sur laquelle j’avais concentré mon attention et qu’elles venaient confirmer de manière sans doute plus évidente cette approche de l’écoute et de la compréhension musicale.
Dans La musique sur le vif, j’ai suggéré que la musique aléatoire, notamment celle qu’ont composé Cage, Stockhausen, Feldman et d’autres, par différence avec la musique téléologique ou orientée vers un but – qui représente la musique de presque toutes les traditions musicales – demandait une écoute d’une espèce anti-concaténationniste*. Mais c’était une erreur. Il va de soi qu’une telle musique ne requiert pas une écoute achitectoniciste dans la mesure où elle ne donne par principe rien de tel à entendre. Ce qu’une telle musique réclame serait peut-être bien plutôt une écoute ultra-concaténationniste : autrement dit une écoute qui serait plus intimement concentrée sur la fugacité du moment que l’écoute que demande la musique téléologique de l’espèce standard. Chaque son y est considéré pour lui-même, hors de tout esprit de continuité, de connexion ou d’implication. Je cite dans La musique sur le vif un texte de Pierre Boulez commentant Jeux de Debussy** que j’interprète comme un concaténationnisme appliqué à une musique dans laquelle le dessin architectonique, s’il est présent, est loin d’être prégnant.
Quant à la musique contemporaine, et je pense tout particulièrement à ces musiques qui ne réclament pas d’écoute architectonique ou synoptique, et même s’y opposent expressément, je citerais les noms de Xenakis, Reich, Boulez, Ligeti et Kurtag, ainsi que celui de leur prédécesseur Anton Webern. Je trouve la plupart de cette musique fascinante et séduisante, bien qu’elle ne représente qu’une petite proportion de mon écoute quotidienne.
Karlheinz Stockhausen n’a-t-il pas, dans une certaine mesure, théorisé cet « ultra-concaténationnisme » sous l’expression de « Momentform », qui ne décrit pas seulement un certain mode d’attention à la musique mais aussi et surtout le processus compositionnel lui-même ? Une œuvre est ainsi pensée comme un ensemble de « moments » autonomes reliés les uns aux autres par des propriétés communes. Cette pensée de la forme musicale est aux antipodes de l’idée de développement, à tel point que Theodor Adorno a pu parler à son propos de « musique informelle » : « une musique qui se serait affranchie de toutes les formes abstraites et figées qui lui étaient imposées du dehors » écrit-il dans « Vers une musique informelle ». Il ajoute quelques pages plus loin : « il faut que dans le processus de composition elle [la musique informelle] demeure imprévisible ». Sous quelles conditions pourrait-on utiliser le modèle concaténationniste pour penser la création musicale en tant que telle ?
Commençons par Stockhausen. Je pense qu’il peut être utile de distinguer, entre moments ou « morcettes »*** (« bits ») de musique, deux types de lien. Un premier type, proche de ce qu’évoque Stockhausen, correspond à la relation – qu’elle soit de similarité, de contraste ou de chevauchement – qui existe dans la musique en dehors et indépendamment de la perception. Un autre type de lien est celui  qui se produit dans l’esprit de l’auditeur quand il essaye de percevoir ces « morcettes » en relation les unes avec les autres : la tentative quasi-automatique de constitution d’une ligne musicale à partir des bouts que l’oreille rencontre (dans le but de produire une « quasi-écoute »). Cette quasi-écoute est certainement rendue possible par les liens du premier type  (les « propriétés communes »), mais elle ne leur est pas réductible.
Pour en venir à la notion de « musique informelle », ou de musique sans forme, je pense qu’elle peut être comprise au moins de deux manières. Soit comme une musique qui n’a pas de forme globale planifiée ou préétablie – nous pourrions l’appeler « musique informe » en pensant « forme » en tant que verbe ou action (« former »). Soit comme une musique qui n’a pas de forme globale perceptible ou identifiable, que cette musique ait été ou non composée avec une telle forme à l’esprit – nous l’appellerions « musique sans forme » en pensant « forme » comme nom ou propriété. Nous pourrions dire, en partant de ces deux sens, qu’une musique qui est informe n’est pas forcément sans forme dans la mesure où la présence d’un forme discernable est tout à fait compatible avec l’absence d’une forme planifiée. On peut très bien concevoir une musique sans forme au sens susdit : une musique paradoxalement formée pour être sans forme. Mais il me semble qu’une absence de forme plus radicale serait presque impossible à produire, que ce soit par dessein ou par accident.
Quoi qu’il en soit, une approche concaténationniste de la composition serait, semble-t-il, aussi viable qu’une approche concaténationniste de l’écoute. Il suffit de considérer la manière dont la musique trouve « bout à bout » sa cohésion ou bien comment elle propose une succession pertinente de moments en vertu de relations de divers types entre ses « morcettes », des relations qui peuvent être d’absolue contraste ou différence.
Pourriez-vous donner un exemple d’une telle expérience d’écoute, qui se ferait « bout-à-bout » (une traduction possible de « from bit to bit ») ?
Force est de constater que l’expérience d’écoute d’un morceau atonal typique ne peut pas avoir le même caractère que l’expérience d’écoute d’un morceau tonal typique : avec cette continuité propre aux mélodies étendues, aux progressions harmoniques, aux séquences motiviques et aux relations phrasales antécédent-conséquent que la musique tonale fournit en abondance. Et que dire de l’expérience d’écoute d’un morceau résolument anti-téléologique, comme ceux des musiques  aléatoires ou stochastiques ? Cette expérience se distingue encore plus nettement de l’expérience d’écoute propre à la musique tonale.
Prenons l’exemple d’un morceau atonal classique, la troisième et la plus courte des Six pièces pour orchestre op. 6 du compositeur autrichien Anton Webern. J’essaierai de mettre en relief le caractère concaténationniste de l’écoute d’un tel morceau : notamment la manière dont l’esprit tisse des liens de différentes sortes entre les « bouts » de musique qu’il appréhende. Il s’agira, si l’on veut, d’un exercice phénoménologique, mais au sens d’une reconstruction, dans la mesure où ce processus de tissage mental se produit en général de manière inconsciente ou inaperçue.
Bien qu’un moment de musique puisse être perçu comme comprenant deux voire trois événements sonores distincts, que l’esprit rapportera mentalement l’un à l’autre, je me bornerai presque exclusivement, dans la reconstruction de l’expérience d’écoute que j’entreprends ici, au caractère successif ou horizontal de la chaîne musicale – j’ignorerai donc sa dimension simultanée ou verticale.
Si Y est un moment (ou « bout ») qui suit immédiatement un moment (ou « bout ») X, il existe entre eux toute une gamme de relations que l’oreille peut entendre, mais rarement de manière consciente. Par exemple : entendre Y comme continuant X ; prolongeant  X ; rejetant X ; interrompant X ; amplifiant X ; confirmant X ; divergeant de X ; contrastant avec X : répondant à X ; faisant écho de X ; et ainsi de suite.
Le morceau de Webern est constitué de 11 mesures, porte la notation de tempo moderato et comprend sept moments ou « bouts » de musique, qui correspondent à peu près aux mesures suivantes : 1-2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10-11.  Le premier, relativement long, consiste en trois motifs étroitement liés à l’alto, sept notes ponctuées dès la troisième par un accord divergeant aux trompettes. Un deuxième moment consiste en un seul motif descendant à la clarinette, entendu comme une continuation plus vigoureuse du geste de l’alto. Le troisième moment est un motif descendant pour contrebasse, qui  confirme plus discrètement ce que la clarinette a prononcé. Avec le quatrième moment arrive, pour ainsi dire, le point fort mélodique du morceau : un motif sautillant en rythme régulier confié à la flute et au glockenspiel à l’unisson avec le cor en inversion, et qui se présente comme contrastant nettement avec le sobre moment précédent. Le cinquième moment nous offre un motif en arc gracieux au basson qui diffère poliment du motif un peu trop gai qui le précède et qui est rejoint, avant de prendre fin, par un motif descendant au violon rappelant le geste de la clarinette du deuxième moment. S’ensuit le sixième moment, encore un motif descendant qui rappelle les deux précédents, à la clarinette et au violon, mais porté cette fois par la célesta. Et, pour finir, un motif sourd de trois notes à la trompette, étayé par une oscillation en demi-croches accordée à la harpe, qui semble une sorte de jugement sobre sur ce qui s’est passé jusque-là.
Dans cette reconstruction, j’espère pas trop farfelue, d’une expérience concaténationniste de ce morceau bref et exquis, la conscience de sa forme globale ne joue aucun rôle. Toute l’attention de l’auditeur se porte sur les moments individuels eux-mêmes et les rapports immédiats que chaque moment entretient avec ceux qui le voisinent.
Une des belles conséquences de la théorie concaténationniste est qu’elle fait de l’écoute de l’amateur une écoute aussi juste et profonde que celle de l’expert. Ce qui veut dire que n’importe qui peut prétendre à une écoute authentiquement musicale, même d’œuvres complexes et réputées d’accès difficile. Mais cela suffit-il à donner aux auditeurs le désir de les entendre? Que diriez-vous à un amateur de heavy metal ou de drone music qui puisse le convaincre de se rendre à un concert de musique contemporaine?
Permettez-moi une précision. Comme le montre clairement le dernier chapitre de La musique sur le vif, la conception de l’écoute musicale que je défends ne nie pas que l’écoute synoptique ou architectonique, impliquant une attention à la forme globale, puisse contribuer à l’appréciation pleine et entière d’une morceau de musique ni même qu’elle soit à même de faciliter l’implication de l’auditeur dans son écoute « bout à bout ». Cela ne veut pas dire non plus qu’une connaissance articulée du style et du genre ne puisse améliorer l’appréciation d’une œuvre qu’on appréhende par ailleurs de manière concaténationniste. Il n’est donc pas tout à fait vrai que la conception que je défends mette au même niveau l’écoute de l’expert – qui peut plus facilement développer une approche synoptique et articuler une connaissance de la forme musicale – et celle de l’amateur. Il s’agit seulement de montrer qu’une compréhension musicale basique, qui suit le procès musical dans son évolution moment après moment et n’est attentive de connexions entre les bouts musicaux qu’à une petite échelle, ne demande ni une écoute synoptique ni une connaissance musicale spécifique, et qu’elle délivre, autant à l’amateur qu’à l’expert, l’essentiel de ce que la plupart des musiques ont à offrir à l’auditeur.
La principale clé pour parvenir à la compréhension d’une œuvre musicale quelle qu’elle soit est son écoute attentive et répétée –  idéalement accompagnée par l’écoute assidue des autres œuvres du genre et des musiques qui forment son arrière-plan culturel, de manière à faciliter l’internalisation des normes de cette musique au niveau intuitif. Mais c’est ici qu’une certaine différence se fait jour entre les genres de musique. Il semble évident que les œuvres de certains genres soient plus immédiatement accessibles que d’autres et qu’elles encouragent donc la répétition de l’écoute. Par exemple, il est probablement plus facile d’amener quelqu’un qui n’est pas familier avec Mozart à écouter une de ses œuvres plusieurs fois que d’amener quelqu’un qui n’est pas familier avec Webern à écouter une des ses œuvres une seconde ou un troisième fois, même si cette dernière, malheureusement, demande plus que deux ou trois écoutes pour laisser une trace significative dans l’esprit de l’auditeur. (L’habitude dans certains concerts de musique contemporaine de rejouer les œuvres est de ce point de vue une très bonne chose.) Il y a toujours une sorte de « saut de la foi » kierkegaardien quand quelqu’un décide de donner une chance à un genre de musique non familier et il est indéniable que ce saut soit dans certains cas plus important que dans d’autres. Mais une perspective concaténationniste rend ce saut moins intimidant qu’il ne le serait autrement, dans la mesure où la seule chose que l’on demande à l’auditeur est qu’il écoute la musique attentivement et de manière répétée telle qu’elle évolue « sur le vif ».
* La musique sur le vif. La nature de l’expérience musicale, traduction de Sandrine Darsel, Presses Universitaires de Rennes, 2013, pp. 62-63.
** Ibid., note 16, p. 63.
*** Il me semble qu’il n’existe en français aucun mot qui permettrait de traduire le mot anglais « bit », surtout dans son sens musical. « Morceau » ne convient pas, un morceau de musique peut être immense (pensons a la Huitième Symphonie de Bruckner) et « moment » suggère un peu trop l’idée d’instantanéité. C’est pour cette raison que j’ai proposé à plusieurs reprises (à l’occasion de conférences sur le concaténationnisme) le néologisme « morcette » comme traduction de « bit ».